Lui & Moi
02.05.2024 Témoignages Temps de lecture : 6 min

Derrière ces pronoms personnels, il y a « Lui », Clément mon frère de 26 ans atteint de TSA avec déficience intellectuelle et troubles psychotiques associés ; et il y a « Moi ».

Je laisse délibérément ce vide du « Moi » car en devenant proche aidant, j’ai laissé place à un vide identitaire qui je dois bien avouer me grignote un peu plus chaque jour. Alors, qui suis-je ?

Lui en tout cas, il m’appelle toujours « Frangin », jamais il ne me nome par mon prénom et ce même en public. C’est tellement touchant et révélateur de l’attachement qu’il a pour moi, à chaque fois ça me fait quelque chose, par-là, au niveau du cœur. C’est bien que dans son esprit je suis identifié comme son frère et c’est tout ce qui compte. Alors c’est seulement Moi qui m’identifie à tous les titres et substituts que j’ai précédemment énoncés. Pourtant aux yeux de l’environnement extérieur, le sien à Lui, je suis tout ça à la fois, un frère couteau suisse. Je me fais la remarque que déjà étant enfant, j’étais de toute façon un parent pour Lui, sauf qu’aujourd’hui c’est devenu beaucoup plus lourd de sens car j’en suis véritablement le seul responsable.

Moi je suis terrifié par cette responsabilité, et pour bien des raisons.

La première parce que l’accompagner dans sa vie au quotidien c’est vivre avec le reflet de ma propre histoire. Il est ce que je suis et je suis ce qu’il est, c’est exacerbant et troublant de vivre avec son effet miroir. Quand j’ai su qu’il était dans un état de mal être intense selon les propos alarmants des professionnels de l’ESAT, j’ai tout de suite ressenti la détresse dans laquelle il pouvait être car au fond de moi c’était aussi mon état de souffrance. Je n’ai pu que réagir en sauveur, ne sachant plus faire la distinction entre Lui et Moi, le sauver Lui c’est donc me sauver Moi. Puis après tout, ça ne pouvait que se passer ainsi.

– Petit point de circonstance. Enfants, nous avons été laissés à l’abandon, à l’errance par des parents démissionnaires. Un environnement toxique, instable et maltraitant dont le déni est le mécanisme le plus destructeur. J’ai toujours eu la sensation de grandir aux côtés de « morts vivants », des êtres vivants à côté de leurs pompes. Les troubles mentaux non identifiés de chacun n’ont que renforcés mes convictions que nous vivions des choses anormales et destructrices pour des enfants. Surtout la conscience que nous étions entraînés malgré nous dans leur schéma d’autodestruction. Je me suis juré de ne jamais vivre comme eux, inconscient –

La seconde raison c’est de m’être oublié, sacrifié pour… pour qui ?

Eh bien je ne dirais pas pour Lui, mais pour Eux. Finalement ce n’est pas Lui le problème, ce sont Eux, les « morts vivants ». Aussi bien mes parents directement, que les autres membres de la famille indirectement. Chacun tient un rôle particulier dont « la vérité » ne peut être perçue que par ceux qui se mettent en retrait du système familial pour un tant soit peu se comprendre Eux-mêmes. Ils n’en n’ont pas conscience encore une fois, tout ça leur semble bien étranger, que ce soit les grands-parents, les oncles, les tantes, les cousins, les parrains, les marraines, etc. Pour Eux, j’ai laissé derrière moi pratiquement un an et demi de ma vie au Canada. Une vie que j’ai rêvé depuis tout petit, celle de l’émancipation, de la liberté, du bonheur, de l’aventure, de l’ouverture, etc. Ce sont mes désirs, mes envies, mes besoins : mon identité. Dans un sens je n’ai pas eu le choix de mon retour car j’ai repris le rôle que l’on m’a attribué depuis toujours et dont je commençais tout juste à me libérer. Désormais je ne parle plus à personne, bien que ma famille soit physiquement à proximité, je ne peux pas compter sur Eux. Des êtres endormis, ankylosés ça ne sert vraiment à rien mis à part maintenir de toutes leurs forces le couvercle sur tout un monde, l’univers des non-dits, des émotions refoulées et de leur enfant intérieur blessé. Lui étant l’exemple le plus probant de leur état d’absence, de leur passivité et de leur inaction autour de la prise en charge de son handicap.

La troisième et dernière raison, il faut bien terminer par quelque chose : la difficulté à me projeter. Autant être au clair avec Moi-même, je ne me projette pas du tout en France et ce indépendamment de mon rôle d’aidant. Je me sentais à ma place au Canada, j’ai fait d’extraordinaires rencontres, j’ai vu des paysages magnifiques, j’entamais un projet de vie qui me correspondait. Alors qu’en France je ne vibre rien de particulier, je n’ai pas d’objectifs à part Lui. Je me cherche ici alors que j’ai la sensation de m’être trouvé là-bas, c’est très étrange à vivre. Ici, je suis investi bénévolement, j’ai eu un emploi, nous partageons notre vie avec mon compagnon Julien qui est mon petit miracle vivant ; mais je vis toujours avec ce traumatisme d’avoir tout quitté. C’est un déchirement, une plaie ouverte au quotidien et un deuil que je ne sais consoler. Pourtant j’ai des satisfactions, je suis fier de Moi et reconnaissant des progrès spectaculaires de Lui. Je me demande où est passé ma détermination légendaire et ma capacité de résilience. Sans doute ai-je atteint ma limite, je ne dois plus survivre mais bien apprendre à vivre avec cette nouvelle responsabilité qui est un immense saut vers l’inconnu. De là viendra ma libération, celle de ma paix intérieure.

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