Je crois que dans ce texte se concentre toute la vie d’un père d’enfant handicapé.
« Vivre au jour le jour… » Les progrès de Guillaume se font sur un fond d’incertitudes, il devrait marcher mais parlera-t-il ? Dira-t-il un jour « papa » ?
Accepter ce que nous voyons aujourd’hui, ne pas se projeter pour ne pas se fracasser mais pour ne pas fracasser non plus son enfant, le perdre dans nos propres exigences de normalité. C’est aux parents de faire le deuil, ce n’est pas à l’enfant de porter le chagrin de ses parents.
« Vous ne la renierez pas. » Oui, cette expérience est douloureuse, elle me renvoie à mes propres failles, mes propres limités, souvent nous pleurons moins sur le handicap de notre fils que sur notre propre douleur, notre propre image déformée que nous projetons sur Guillaume.
S’élever à sa souffrance et non rester enfermé dans notre souffrance, s’élever à ce qu’il est et non pas à ce que nous voudrions qu’il soit.
Il faut apprendre à dépasser la blessure narcissique pour (re)découvrir son enfant par-delà sa propre souffrance, on peut, alors, parler de « renaissance » car une relation plus singulière, peut-être plus réciproque peut, petit à petit, se tisser et se construire.
Mais pour le moment, je n’en suis qu’aux commencements, et cette « renaissance » n’est que conceptuelle et lointaine.
Une responsabilité de père
Être père, c’est être un passeur, c’est faire passer d’une rive à l’autre de l’existence, de l’enfance à l’âge adulte, de la dépendance à l’autonomie.
J’ai surnommé Guillaume, mon « petit Socrate » car il a un regard interrogateur sur le monde, il nous examine longuement, regarde les étoiles, ouvre ses grands yeux plein de reconnaissance pour ce réel qui s’ouvre à lui, bien que ce soit ce réel qui semble le faire souffrir et l’angoisser.
Et pourtant mon « petit Socrate » me cause bien des soucis, me pose bien des questions : quel est son avenir ?Pourquoi crie t-il ? A-t-il mal quelque part ? Va t-il marcher ? Pourra t-il dire un jour « papa » ? Que puis-je lui transmettre ? Pourrais-je lui faire goûter à mon amour pour Bach, m’extasier avec lui d’un couché de soleil en Aubrac, discuter avec lui, me disputer avec lui ?
Je dois faire le deuil de cet aîné qui ne sera jamais celui de mes rêves de père, de ces moments de complicité intellectuelle que j’attendais, que j’espérai, de celui auquel j’aurai voulu transmettre mes idées, mes passions, mes principes, quitte à ce qu’il les balance à l’adolescence pour mieux les redécouvrir -ou pas- à l’âge adulte.
Quelle liberté transmettre ?
La tentation demeure de refuser cette vulnérabilité afin de rester dans une posture d’incompréhension, de mélancolie ; pourtant, pour le bien de Guillaume, celui de sa sœur, l’acceptation d’une différence, d’une brisure dans la vie idéale est la garantie que cette vie même est ma vie, que j’en suis acteur, responsable. Je ne peux me défausser sur une quelconque malchance ou un destin immuable.
Quelle liberté puis-je transmettre à Guillaume ?
Car c’est bien cela, que peut offrir un père à son enfant, une liberté, pas seulement une autonomie matérielle et un bien-être, mais une liberté, c’est-à-dire une capacité de choisir sa fin, d’orienter sa vie et non pas la subir.
Quelle liberté pour Guillaume alors que les entraves physiques ne viennent pas d’une pathologie externe mais d’une faille à l’intérieur même de son être, une faille que nul corset, nul prothèse ne pourra compenser.
Le polyhandicap, ce n’est pas seulement une incapacité de se mouvoir physiquement, de répondre soi-même aux sollicitations primaires, c’est un « être-dépendant de », une vulnérabilité où se joue la vie et la mort.
Aujourd’hui, je ne sais pas quelle liberté je pourrai lui transmettre ; de l’affection, une présence, plus qu’une présence, une alliance même. Oui tout cela je suis capable de lui donner, mais ce qui fait l’essence même de la paternité, cette transmission je n’en sais rien.
Le chemin à trois
Les parents d’enfants handicapés doivent accepter, et cela n’est pas forcément évident, qu’un tiers vienne s’inscrire dans la relation éducative. Ce tiers, c’est le corps médical qui s’impose du fait même du handicap, c’est aussi tous les réseaux de professionnels socio-éducatifs et para-médicaux. Le sentiment de dépossession de son enfant s’accentue puisqu’il ne s’agit pas seulement d’accompagnement à l’éducation mais aussi de compréhension de la pathologie et du handicap.
Comment ne pas être déstabilisé parce cette ignorance qu’est la nôtre ? Comment ne pas culpabiliser devant nos erreurs, nos tâtonnements, nos questions devant les « spécialistes » du polyhandicap.
Cette expertise que produit l’alchimie des jours
On sait que cette déstabilisation entraîne frustration et culpabilité ce qui pourrait mettre un terme au prises en charge sous le prétexte que nous connaissons mieux nos enfants que les experts. Certes, nous avons l’expérience du quotidien, nous avons cette expertise que produit l’alchimie des jours ; cependant, les professionnels apportent cette distance nécessaire qui peut donner de l’espace à vivre à nos enfants.
Nos projets de vie, tel que nous le demande la MDPH, peuvent les étouffer, un peu comme ces parents qui poussent leurs enfants à devenir médecins parce qu’eux-mêmes n’ont pas su l’être ; à 3,4, 5 ans, quel peut être le projet de vie de Guillaume ?
Lorsque j’ai lu ce passage dans la liasse de papier à remplir pour obtenir une orientation et l’AEEH , j’avais envie d’écrire « une bonne prépa pour intégrer l’X de préférence » ! L’attente des parents est tellement grande que le regard et le conseil des professionnels, sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, est nécessaire pour l’enfant. C’est pour cela que je parle de chemin à trois.
Nous devons nous défaire d’une toute-puissance, pour que nos enfants ne soient pas prisonniers de nous-mêmes : ils ont déjà assez de problèmes !
La réflexion éthique est donc capitale car elle recentre l’attention vers le sujet de l’accompagnement et décentre le parent pour laisser une place à l’enfant; c’est toujours l’enfant qui est accompagné, le parent, lui, est soutenu dans l’épreuve du handicap. Ce soutien doit se faire avec les mots justes, ni une vaine compassion ni une distance stérile. Et, nous, nous devons savoir que malgré tout le soutien possible, la souffrance se vit toujours tout seul, solitairement.
Une responsabilité politique
Être parents d’un enfant polyhandicapé est non seulement un chemin compliqué dans la vie au quotidien mais il l’est aussi, et essentiellement, quant à la recherche de prise en charge adaptée et de structures adéquats.
A titre personnel, ce parcours a été relativement rapide, nous avons eu une place au SESSAD en deux mois et une place à l’IME en une année.
Mais cela ne doit pas nous voiler la face sur toutes ces situations de détresses : les parents qui passent leur temps à l’hôpital, qui jonglent avec leur travail, l’angoisse de ne pas trouver une structure qui prenne correctement en charge leur enfants, les questions de vie et de mort qu’ils se posent chaque jour, car leur enfant est très lourdement handicapé….
En face de ces situations, des professionnels de qualité mais en nombre bien insuffisant, des structures qui manquent mais aussi des structures qui n’existent pas encore, plus souples par exemple pour les enfants régulièrement hospitalisés ou pour ceux dont le comportement les condamnent à ne pas trouver d’établissement.
On connait les causes de ces manques : budgets qui ne suivent pas, tarification peu adaptée, convergences tarifaires qui risquent d’aligner l’ensemble du secteur sur le moins coûtant et pas forcément sur le mieux qualitativement, contraintes administratives où la performance et la formalisation deviennent prioritaires, etc.
Quitter le costume de rentier pour prendre celui d' »investisseur » ?
Les parents ont donc une responsabilité de soutien non seulement dans leur service ou établissement mais ils doivent également s’investir dans les différentes instances, associations qui peuvent faire évoluer le paysage médico-social. Cet engagement nous le devons à nos enfants, nous le devons aussi aux autres parents, aux autres enfants qui sont exclus de cette communauté de soin et d’accompagnement causée par la pénurie ; il s’agit en quelque sorte d’une solidarité, une réciprocité car ce que nous avons reçu c’est parce que d’autres se sont battus pour que nous l’ayons.
Il me semble impératif de sortir de cette logique de rentier et endosser l’habit d’investisseur, pas pour nous qui avons la « chance » mais pour ceux qui n’ont pas accès aux structures ou aux prises en charges adaptées.
Il faut investir dans de nouvelles idées d’accompagnement mais aussi de financement, nous ne devons pas nous retourner vers le passé et attendre tout d’un Etat-Providence qui, certes, a permit le développement de nombreuses structures mais qui a aussi déresponsabilisé la société sur le nécessaire devoir de solidarité envers les plus faibles.
Responsabilité de différence et de vulnérabilité
En effet, de l’Etat Providence nous sommes passé à l’Etat Maternel ou Maternant qui nous a habitué à tout attendre de ce monstre froid et anonyme, si bien qu’en période de disette économique, tout le système de solidarité nationale se paralyse. Aujourd’hui nous en payons le prix : « Ah mais il y a l’Etat pour ça ! » ce qui permet à certains de s’exonérer ne serait-ce que de vous aider à porter une poussette dans le métro ! Entre libéralisme outrancier et étatisme, une nouvelle voie doit être tracée où la responsabilité du Bien Commun appartienne à chacun dans le concret de sa vie.
Enfin, il s’agit aussi d’une responsabilité sur la place de la différence et de la vulnérabilité dans notre société. Il y a actuellement deux grands mouvements de fond qui me paraissent problématiques.
Le premier consiste à voir dans le handicap une sous-catégorie des minorités, visibles ou invisibles, peu importe. Mais le handicap n’est pas une question de minorité, c’est une altérité radicale, une différence qui n’est pas un fait culturel ni historique mais une radicalité ontologique. Participant d’une unique nature humaine, la personne handicapé manifeste que cette humanité n’est pas uniforme, elle est l’épiphanie d’un noyau de complexités, de rapports contraires, qui loin d’être une marque de déficience, est support d’une diversité et d’une richesse.
A l’heure de la grande uniformisation, à la recherche d’une humanité performante, belle, éternellement jeune, narcissique, les personnes polyhandicapées annoncent une vérité discordante : le réel ce n’est pas le même, le réel ce n’est pas forcément le beau médiatique, le réel est cette fascination du multiple et de l’altérité.